Il est huit heures du matin et j’aborde sereinement la Via Garona : assis devant un double expresso (le deuxième) et une boule de pâte truffée d’amandes rôties qu’on m’a vendue comme « cookie vegan » — une friandise de trop, sans doute, car j’ai déjà petit-déjeuné..
Petit en-cas d’avant la marche.
Sur la même table de café reposent le GPS qui enregistrera mon parcours et un chapeau tout neuf. Il ressemble à celui dont j’ai dû me défaire après l’avoir porté dix ans sur les sentiers d’Europe, une traversée à pied du continent depuis Albi (France) jusqu’à Moscou (Russie) conclue en 2019. Seule différence : d’inspiration australienne et militaire, mon nouveau couvre-chef se boutonne d’un seul côté ; c’était à l’origine pour faciliter les manœuvres du fusil porté à l’épaule.
J’ignorais ce détail au moment de l’acheter et m’interroge, à présent. Ce chapeau convient-il à ma tête ? Un autoportrait, façon chromo, tâche de m’en convaincre.
Un chapeau australien, inspiré du slouch hat en fourrure de lapin porté par les soldats des antipodes..
Bon, après tout, ce sont des chapeaux très divers, certains extravagants, qu’arborent les mascarons sculptés de la façade est du Capitole, près de l’entrée des artistes. Le mien vaut bien les leurs !
Mon couvre-chef australien vaut bien la toque emplumée d’Henri II, le burnous à capuche de Lawrence d’Arabie ou le casque à couronne du dernier personnage de la rangée, peut-être le roi d’une tragédie shakespearienne.
Ce chapeau, j’en aurai bien besoin. La Via Garona où je m’élance, ce sont 170 kilomètres de chemins et de pistes, dont la moitié au moins à découvert. Une petite aventure que j’aborde au pic d’un été caniculaire : la météo annonce des températures de 35 à 40 degrés sur mon itinéraire avec, en alternance, des jours de soleil incendiaire et de pluie torrentielle.
« Ça promet », pensé-je en lapant ma dernière gorgée de café.
Les pèlerins de Compostelle n’avaient pas le choix, eux. Qu’il pleuve, qu’il neige ou que souffle l’impétueux vent d’autan, ces marcheurs de jadis devaient progresser vers leur objectif, la capitale de la Galice espagnole.
Empruntée dès le XIe siècle, la Via Garona s’inscrit dans le maillage français des chemins de Saint-Jacques de Compostelle, au même titre que la voie d’Arles (Via Tolosana), au nord, et la voie du piémont pyrénéen, au sud, qu’elle relie en suivant les méandres de la Garonne. C’est aussi, depuis 2017, un sentier de grande randonnée. Parti de Toulouse, le GR n°861 rejoint Saint-Bertrand-de-Comminges après 7 à 10 jours de marche soutenue. Je n’ai que 6 jours. Il me faudra donc couvrir la distance moyennant des étapes plus longues, d’une trentaine de kilomètres quotidiens.
Les pèlerins de Compostelle… Je songe à eux en longeant la basilique Saint-Sernin, contemporaine des premiers marcheurs occitans.
Comme les leurs, peut-être, mon regard s’élève vers les chapiteaux romans de la porte des comtes. Les sculptures aux formes tourmentées illustrent tantôt le salut, tantôt la damnation des âmes.
Un chapiteau sculpté parmi les 260 que compte la basilique.
Toute une partie de la façade occidentale de la basilique est en travaux. Des ouvriers s’activent sur les échafaudages.
Puis mes pas se dirigent vers la place du Capitole, voisine, par la courte rue du Taur.
Je m’attarde dans le centre ancien dont chaque bâtiment, ou presque, enrôle ce matériau magique, la brique toulousaine dite aussi « foraine », qui confère aux murs de la Ville rose leur élégance et leur longévité. A-t-on jamais dénombré les milliers ou les millions de ces lingots de terre cuite qui constituent le couvent des Jacobins ou le collège Pierre de Fermat ?
L’ouverture des cafés, place du Capitole
L’église des Jacobins
L’heure avance et me voici toujours à flâner dans les rues, mon sac de 17 kilos sur le dos. La vérité, c’est que je peine à quitter Toulouse. À cette espèce d’engourdissement, je trouve des excuses : une certaine horloge, rue Rivals, que j’aimerais consulter avant de partir ; la pâtisserie « Un petit gâteau » où j’ai mes habitudes gourmandes (fermée, hélas) ; de jolis graffitis à photographier sur les palissades…
Au croisement de la rue Rivals et de la rue d’Alsace-Lorraine, une horloge toulousaine affiche 24 heures au lieu de 12.
Une pâtisserie aux spécialités délicieuses mais aux horaires capricieux, tenue par une jeune Japonaise.
Découvrir de jolis graffitis à photographier sur les palissades.
Il faut bien se mettre en chemin, pourtant. En rejoignant les quais, je trouve enfin l’élan du départ. C’est la vue du fleuve, sans doute, qui éveille en moi des envies de voyage.
Le port de la Daurade.
La promenade Henri Martin.
Une des ouïes du Pont-Neuf accueille « l’enfant au bonnet d’âne », de l’artiste toulousain James Colomina..
L’aménagement récent des quais sert joliment la cause des piétons, qui peuvent marcher des kilomètres le long de la Garonne, à bonne distance des voitures.
Un parcours piéton le long de la Garonne, rue de la Digue.
Un mur d’escalade en extérieur, géré par le Club Alpin de Toulouse.
Un Bélouga (ou Béluga) manœuvre au-dessus du quartier Bellefontaine. Je ne connaissais rien à ces appareils, en m’installant dans la région. Ainsi, lorsqu’un ami m’a présenté un « pilote de Bélouga », j’ai cru qu’il travaillait dans un delphinarium !
Les îles de la Poudrerie et du Ramier, face à la digue de l’avenue Muret.
Puis l’on franchit un pont d’autoroute, tout vibrant du passage de dizaines de camions au-dessus de nos têtes. C’est sous ce pont que beaucoup de promeneurs et de cyclistes font demi-tour.
En effet, même s’il ne marque pas la limite administrative de Toulouse, le pont de la Poudrerie trace une frontière entre la ville dense et la périphérie. Au-delà s’étendent des friches et quelques constructions récentes, bordant le vaste complexe hospitalier de l’Oncopole. Le sentier longe une centrale photovoltaïque et aborde, un peu plus loin, le site commémoratif d’AZF, cet accident industriel qui avait secoué la région au début des années 2000.
Mais ce qui retient surtout mon attention, ce sont des grands pylônes, trois ou quatre fois la hauteur des arbres, entre lesquels vont et viennent des télécabines. Je n’avais jamais vu de téléphérique urbain et découvre la ligne Téléo, en service depuis quelques mois seulement, avec un étonnement mêlé d’admiration.
En enjambant la Garonne et la colline de Pech-David, le Téléphérique Urbain Sud permet de s’affranchir des embouteillages sur cet axe fréquenté de la métropole.
Les câbles du téléphérique posent aussi, à leur manière, une sorte de frontière. Sous mes semelles, la route devient piste, puis sentier de terre meuble qui sillonne la campagne. Le paysage aussi connaît une mue accélérée. Me voici déjà en pleine nature, au milieu de prés humides qui enserrent de petites zones de maraîchage..
Les terrains humides en bordure de Garonne concentrent de nombreux potagers, et quelques zones de libre cueillette.
Des cyclistes, presque invisibles dans la verdure des bords du fleuve.
J’ai pénétré sans le savoir dans une réserve naturelle régionale, la « confluence Garonne-Ariège ».
En rencontrant un sentier qui s’écarte du chemin principal et s’enfonce dans le sous-bois, je crois, ingénument, me diriger vers l’endroit précis où la rivière nourrit le fleuve. Un coup d’œil sur la carte me tire d’erreur. La jonction, en réalité, se situe plusieurs kilomètres en amont. Ce que j’ai sous les yeux n’est qu’un des nombreux îlots qui parsèment le cours de la Garonne.
Pendant plusieurs kilomètres, je marche le long du fleuve, dans son voisinage immédiat et comme dans son intimité. C’est toute une gamme de verts, du vert céladon au vert émeraude, que déclinent sous mes yeux les eaux noueuses — ou les jupons liquides ! — de Dame Garonne. S’il n’y avait, de loin en loin, ces tuyaux et ces pompes agricoles, je me croirais en pleine Amazonie.
La sécheresse qui sévit depuis deux mois abaisse le niveau du fleuve. Pas au point, cependant, d’effacer les rapides qui brisent, çà et là, son paisible écoulement. Dans une trouée entre les arbres, j’identifie celui, baptisé « rock’n’roll », que ma compagne et moi avions franchi en canoë lors d’un voyage de presse sur le thème de l’eau.
Nous avions, à cette occasion, tourné une vidéo depuis notre embarcation :
Chaque pas me rapproche de la jonction de la Garonne et de l’Ariège, la vraie. Sur la rive opposée s’étend d’ailleurs le « parc du confluent ». Un bac à fond plat fait traverser les visiteurs.
Mais cet été, les eaux sont trop basses pour permettre au nautonier, comme se baptise lui-même le passeur, de remplir son office. J’ai eu la chance de rencontrer Jean Moro et d’enregistrer son témoignage, voici deux ans :
Je poursuis donc sur la rive gauche de la Garonne, une pelouse en pente légère, plantée de hauts arbres à l’ombre bienvenue.
Le parc du bord de Garonne. Le Ramier de Portet sur Garonne.
Les habitants de Portet livraient autrefois au port de Toulouse du sable et des cailloux. Au retour, il fallait tirer les barques contre le courant, en empruntant ce même chemin où j’avance à présent. Certains murs, profondément entaillés par les cordages, rappellent ce passé laborieux.
De Portet-sur-Garonne, les Toulousains connaissent surtout le grand centre commercial qui occupe le territoire de la commune. Pourtant, le village a mieux à offrir : une halle bien conservée, une église au carillon exceptionnel. Seul manque, peut-être, un commerce ouvert aux heures chaudes de l’été. Je tourne longtemps dans les rues sans pouvoir acheter mon pique-nique..
Me voici donc de retour sur les berges de la Garonne à grignoter des biscuits secs, toujours au fond de mon sac pour parer à ce genre d’imprévus.
Je dois forcer l’allure si je veux atteindre Muret avant la nuit. Faute de bac, je franchis la Garonne sur un pont à croisillons de métal. Il fait une chaleur à crever que je combats, stupidement, en marchant toujours plus vite. Je consens pourtant le détour vers le château des Confluences, à Pinsaguel, dont le nom excite ma curiosité.
Un pont du XIXe siècle qui formait autrefois « la porte de l’Ariège ».
Cette élégante bâtisse, naguère le château Bertier, a remplacé une forteresse médiévale qui possédait, dit-on, deux souterrains d’évacuation, l’un vers l’Ariège et l’autre vers la Garonne.
À Saubens, un bijou d’église romane me fait lever la tête. Le village domine la Garonne qui décrit une courbe idéale au pied de collines boisées.
Construite en grès tendre du lit de la Garonne, l’église de Saubens date du XIIe siècle. Si ses cloches d’origine ont été fondues à la Révolution, elle en conserve une, de 1473, classée monument historique.
Vue sur Garonne du Belvédère à Saubens
Le soleil frise l’horizon quand j’atteins enfin Muret. Pour alléger mon sac à dos, j’ai trahi une habitude : celle d’emporter une tente et de coucher là où la nuit me trouve, au creux d’un fossé ou sur un banc de gare routière. Ainsi, sur la Via Garona, je dormirai partout chez l’habitant. Ma logeuse de ce soir est une passionnée du Japon. Elle a décoré son petit appartement dans le goût extrême-oriental, y compris ma chambre aux allures de salon de massage.
J’ai marché 35 kilomètres aujourd’hui. C’est plus que je ne l’escomptais. Je m’endors avec une ferme résolution : me lever tôt, demain, pour répartir l’effort sur la journée et boucler plus tôt la prochaine étape.
Hélas, c’est raté. Il est neuf heures passées quand je pousse la tête hors de l’édredon. Le temps s’est gâté. Une pluie dense fouette les trottoirs et donne un écho argenté aux bruits de la circulation.
Ce joli trompe-l’œil figure le sanctuaire Notre-Dame de La Salette, dans les Alpes, où la Vierge serait apparue à deux jeunes bergers.
Un président, un maréchal de France, un compositeur entourent Clément Ader, l’un des pionniers de l’aviation, dans ce musée au concept original.
Dédié à Clément Ader, cet espace de commémoration est aussi un parc de sculptures. Surmontées d’oiseaux stylisés, trois stèles célèbrent les premiers exploits des aviateurs : les traversées de la Manche, de la Méditerranée et de l’Atlantique. S’ajoutent « La stèle de la défense nationale » et « La stèle de la paix », en référence au rôle militaire de l’aviation.
Au centre du parc se dresse une composition monumentale, « L’envolée d’Icare » de Paul Landowski.
Muret, ancienne capitale des comtes de Comminges, mériterait que j’attende l’éclaircie. Hélas, la pluie ne montre aucun signe d’accalmie. Elle forcit, même, comme je me hisse sur les coteaux par un sentier bien balisé.
Le mauvais temps est un affront au paysage. J’ai déjà marché ici et sais combien, par grand soleil, la vue est superbe des deux côtés. En particulier, cette petite montée offre une perspective unique sur la Garonne, étalée sur la plaine comme un ruban de soie verte. Tant pis.
L’embellie survient à l’instant où j’aborde la chapelle Saint-Amans. Difficile de ne pas attribuer de sens spirituel à ce retour inespéré de la lumière. Le lit du fleuve se découvre mais les Pyrénées gardent leur écharpe de nuages. Les averses du matin ont rincé les murs de la petite église. Sur la façade sud, les pierres et les briques alternées, un appareil dit « à la romaine », éclaircissent en séchant.
Le sentier épouse le relief mais je préfère m’en écarter pour explorer une variante au plus près de l’eau. L’occasion d’admirer une autre église, Notre-Dame de l’Aouach, qui veillait sur les pèlerins franchissant la Garonne et sur leur passeur. Il n’y aucun pont, en effet, à cet endroit où le fleuve décrit une double courbe assez serrée.
Les modillons, ou corbeaux de pierre sculptés, sont un ornement familier des églises romanes.
Peu après l’embarcadère du bac, le chemin attaque vaillamment les coteaux. Je ne m’attendais pas à une montée aussi raide. Certains passages abrupts sont équipés d’une main courante. Mais ce qu’on découvre d’en haut, depuis l’épaulement qui entame le sommet des falaises, valait bien une petite suée.
Comme j’approche de Noé, le relief s’apaise. J’ai quitté la forêt pour la campagne, des champs vallonnés où l’on cultive le tournesol, où l’on élève des abeilles, où l’on soigne son potager. La Garonne parcourt ce paysage champêtre en déroulant ses anneaux mordorés.
Cet abribus, en rase campagne, a surgi à l’instant précis où se déclenchait une grosse averse. Merci !
Sur des centaines de mètres, j’ai ramassé les pages brûlées d’un livre, semées méthodiquement le long de la route. Pourquoi ? Mystère.